Manifeste

Pour la création du podcast féministe

Fanm ka chayé kò

Par Mélissa Marival

 
 

Introduction

 

Le 25 septembre 2012, l’affaire « Les putries de la Guadeloupe » a scandalisé toute l’île. La page éponyme Facebook a publié au cours de la soirée du mardi des photos à caractère érotique, pornographique et pédopornographique subtilisées à des femmes et notamment des mineures.    Les victimes ont pu observer impuissantes la diffusion de leurs photos intimes. À la suite de cette publication, elles ont été les cibles de cyber-harcèlement et de cyber-harcèlement à caractère sexuel par de nombreux internautes complaisant.es. Parmi ces victimes, une jeune femme, lycéenne, a osé assumer ses photos en publiant sur ladite page Facebook un court texte dénonçant l’acte de cyber-violence exécuté par le ou les responsables. Elle a été la victime la plus humiliée et harcelée par le ou les coupables. Affublée d’un surnom ridicule « la petite princesse de Facebook », le nombre de « j’aime » et de commentaires de la part des internautes moyennaient la publication de ses photos. Le ou les responsables ont exécuté ce chantage en partageant des informations personnelles sur cette jeune femme. Toutefois, et cela rapidement après qu’elle ait publié son court texte, la page Facebook a été fermée ou supprimée.

  Les médias ont par la suite relayé cet acte de cyber-violence. Malheureusement, les journaux télévisés et papiers ainsi que les radios d’informations ont interprété cet acte non pas comme de la violence sexuelle mais comme étant du fait de l’irresponsabilité des femmes et jeunes femmes. Les lycéennes visées par cette affaire ont été sermonnées par les médias face aux dangers d’internet. L’un des quotidiens locaux titrait Le scandale des photos sur Facebook enflamme la toile, dans lequel était publié « À cette période de la vie, nombreuses sont celles qui ne réalisent pas encore le danger. Face à cette immaturité quelle réaction ? ». [1] Cet extrait poursuit en affirmant que l’adolescence est la période de l’affirmation de soi et que le narcissisme développé au travers des photos en est la preuve. De nombreux médias ont jugé ces jeunes filles pour la réalisation de ces photos arguant soit de leur irresponsabilité, soit de leur naïveté, soit de leur désir précoce de vouloir être « femme ». Le ou les responsables, eux, n’ont pas été condamnés pour la diffusion non-consentie de photos intimes 2à caractère pédopornographique3 et pour incitation à la violence [2] à l’encontre des victimes. Les médias ont occulté toute réflexion sur l’affaire et l’apport que celle-ci aurait pu apporter sur le débat portant sur la condition des femmes en Guadeloupe.

*

Nous sommes le 5 juin 2019, soit presque sept ans plus tard. L’affaire a suscité de nombreuses réactions des autorités publiques, notamment dans le milieu scolaire. Des interventions pour comprendre les dangers d’internet ont été réalisées dans les écoles de l’île. Des politicien·nes ont rappelé l’importance de surveiller les activités de leur enfant sur internet. Les professeur.es ont été enjoint.es à sensibiliser les étudiant.es à l’usage et au mésusage d’internet. Des personnes ont publiquement dénoncé l’interprétation des médias sous l’angle de la mise en garde contre les dangers d’internet méconnaissant les enjeux féministes et légaux importants derrières ces actes criminels. Une partie de la population s’est mobilisée en soutient à ces femmes et jeunes femmes. Et pourtant. 

  Sept ans plus tard, l’engouement qu’a suscité l’affaire des « putries de la Guadeloupe » a été oubliée par le grand public. Elle a été classée aux archives du tribunal de grande instance de Pointe-à-pitre.  Sept ans plus tard, le ou les responsables de ces actes n’ont toujours pas été identifié.es et puni.es, empêchant les victimes d’accéder à une justice pleine et entière. Sept ans plus tard, les actes de cyber-violences demeurent grandement présents sur l’île, s’ajoutant à la liste des violences sexuelles que subissent les femmes guadeloupéennes.    Sept ans plus tard, les politiques de suppression des discriminations et des violences sexuelles à l’encontre des femmes n’aboutissent peu ou pas.  Sept ans plus tard, je pense encore à cette affaire. J’étais l’une de ces lycéennes, celle que le ou les coupables ont surnommé « la petite princesse de Facebook », j’ai été humiliée, insultée, rendue responsable de mon propre sort, j’avais 17 ans.    Sept ans plus tard, la reconstruction d’une identité continue. 

*

  Il y a quelques mois, j’ai réalisé que je ne pouvais plus attendre que l’on m’écoute pour m’exprimer, que ce que j’avais à dire était aussi important que n’importe quel autre sujet. J’ai une voix. Elle est puissante et elle résonne. Son écho doit atteindre les victimes mais également les agresseurs. Elle est la meilleure arme dont je puisse disposer pour manifester et militer pour l’amélioration de la condition des femmes en Guadeloupe. Mais qui suis-je ? 

 Je m’appelle Melissa Marival, je suis guadeloupéenne, je suis étudiante, je suis éreintée, je suis frustrée, je suis combative mais plus encore, je suis déterminée à changer le modèle de société misogyne et inégalitaire à l’égard des femmes. Pour moi, pour nous, pour celles qui suivent. 

 

Famn Doubout !

 

 
Il s’agit de trouver de nouveaux espaces suffisamment sécures pour reconstruire un monde qui ait du sens mais ce ne sera pas le même qu’avant.
— Véronique Cormon, Viol et métamorphoses, Le passage de la reviviscence à la remémoration, dans Victimologie et Criminologie, 2004, page 175
 

 

I. La remise en question de la condition des femmes en Guadeloupe

 

Au cours de ces dernières années, j’ai écrit de nombreux textes et nouvelles pour décrire ce que j’ai vécu au cours de l’affaire « les putries de la Guadeloupe ». Un exercice thérapeutique, tel que l’a décrit une amie. Je commence puis j’abandonne. Comment décrire une violence sexuelle qui n’a pas de matérialité mais dont les conséquences et effets sont bien réels ? 

  Dans le cas de photos érotiques, la responsabilité des agresseurs est relativisée voire pardonnée par l’opinion public du fait du comportement « pernicieux » et « vicieux » des femmes. Et la critique sera d’autant plus forte s’il s’agit de mineure. La réalisation de photos de nu est en effet, attribuée à un comportement dit « adulte » c’est-à-dire à des femmes majeures, en couple ou mariées, pour lesquelles il est possible d’excuser la déviance [5]. A contrario, ces femmes mineures, censément vierges de toute expérience sexuelle, ne disposent d’aucune circonstance atténuante. Ainsi, ces jeunes femmes se mettent sciemment en danger en effectuant lesdites photos. Leur vol ou leur utilisation frauduleuse n’est alors que la conséquence logique d’un tel comportement. Elles ne peuvent dès lors plus être de simples victimes, elles deviennent responsables de leur propre agression. 

  Dans les faits, le scandale « Les putries de la Guadeloupe » a suscité de nombreux commentaires de la part des internautes. Ils ont jugé le comportement des jeunes femmes comme étant accablant et néfaste, ne présageant rien d’autre que la diffusion non-consentie de leur photo.  « Qu’elle idée de faire ces photos ! », « Qui lui a dit de faire ces cochonneries-là aussi », « Elles veulent faire les femmes sans comprendre que ce sont des choses dangereuses », « Des filles malpropres, ça leur apprendra », etc. 

  L’absence de physicalité remet en question la nature même de l’agression sexuelle. Le schéma dit classique d’une violence sexuelle suppose une personne A s’en prenant physiquement et violemment à une personne B dans le but d’en abuser sexuellement. Or, dans le cas d’une cyberviolence sexuelle, surtout dans la publication frauduleuse de photo intime, l’absence de violence physique diminue la culpabilité des agresseurs et renforce celle des victimes. Pourtant la cyber-violence est devenue une nouvelle norme de la violence faite à l’égard des femmes. Anonyme devient votre agresseur, intouchable et inidentifiable. Les politiques pénales méconnaissent ou minimisent l’impact de la cyber-violence. Alors que les conséquences en sont tout aussi néfastes. Le soir de la diffusion de mes photos intimes, je suis restée tétanisée devant ma propre nudité. Non pas parce que je comprenais finalement la bêtise de mon acte mais bien parce que j’ai vécu cette soirée-là comme un agression sexuelle. Il ne s’agissait pas pour moi d’un vol de photos intimes mais d’un vol de mon intimité. Et soumettre mon agression sexuelle à un pré-jugement de la part de l’opinion public est tout aussi violent que l’acte lui-même. 

  J’ai subi une agression sexuelle, lente, humiliante qui s’est opérée devant de nombreux internautes dont certains ont eu un rôle actif et déterminant dans le déroulement de mon agression. Ma messagerie a été saturée de menaces de viol et de harcèlement de la part de nombreux internautes « fan » de la page « Les putries de la Guadeloupe ». Des milliers de regard ont posé leur yeux sur mon corps nu, et ce sans mon consentement. Je suis restée seule dans ma chambre à lutter contre une violation de mon intégrité corporelle et mentale tout en faisant face aux attaques des personnes qui me jugeaient responsable de de mon propre sort.   Au vu de ce que je décris, comment porter le blâme sur moi ? Je relate les faits d’une scène de violence qui ne laisse pas de doute quant à sa nature. Il s’agissait d’une agression sexuelle. J’ai réussi à me défendre cette soirée-là. J’ai assumé un comportement jugé pernicieux et vicieux, j’ai condamné les crimes des agresseurs et je me suis faite justice seule. Pourtant, le blâme a bien été porté sur moi. Pourquoi ?

 Nous excusons encore le comportement d’individus violents à l’égard des femmes, banalisant de fait le harcèlement de rue, les agressions sexuelles et physiques ainsi que le viol. Nous connaissons tous une femme qui a vécu ou qui continue de vivre une situation de violence physique ou sexuelle sans que nous n’ayons agi ou n’agissons. Il s’agit de notre voisine qui se fait battre par son mari que l’on excusera par l’attitude hautaine de ladite voisine. Il s’agit de notre tante qui souffrira de la responsabilité de s’occuper seule de la vie familiale que l’on félicitera d’être une « potomitan ». Il s’agit de notre mère qui proteste dans la chambre conjugale où l’on dira que c’est normal si son mari a « des besoins ». Il s’agit de notre sœur violée que l’on jugera fautive car trop « ochan ». Il s’agit de notre fille qui a peur de marcher seule que l’on rassurera en lui donnant comme chaperon son frère. Il s’agit de notre grand-mère dont la parole lui a été reniée, qui regarde des scènes de violences qu’elle a toujours connues et contre lesquelles elle n’a jamais pu se défendre.  Ce sont des générations de femmes qui se sont succédé en étant persuadées de leur tort. 

  Il est inconcevable que nous remettions en cause le statut de victimes des femmes abusées. Nous devons trouver un espace sécurisé et réconfortant dans lequel nous puissions discuter. Nous devons trouver un espace vivant et dynamique dans lequel nous puissions discuter des féminités guadeloupéennes. Nous devons trouver un espace engagé et militant dans lequel nous puissions discuter des batailles à mener pour faire de l’égalité de droit une égalité de fait. Nous devons trouver un espace réfléchi et déterminé dans lequel nous puissions discuter des enjeux sociologiques propres à la Guadeloupe. En sororité. 

 

 
Le white solipsisme décrit la façon dont le féminisme à tendance à se replier implicitement sur une compréhension de la domination qui prend la situation des femmes blanches pour la situation de toutes les femmes pour la modalité universelle de la domination de genre.
— Elsa Dorlin, De l’usage épistémologique et politique des catégories de sexe et de race dans les études sur le genre, Dans Cahiers du genre, 2005/3 n°39, page 88
 

 

II. Une sororité guadeloupéenne

 

La sororité est définie comme étant une attitude de solidarité entre femmes [6]. Nous faisons souvent l’expérience de cette solidarité dans les cercles familiaux ou amicaux, de mère en fille, d’amie en amie, nous nous soutenons. La sororité est alors primordiale pour sortir de l’état précaire dans lequel les femmes sont recluses. La solidarité est une force dynamique qui mobilise les corps féminins contre les diverses dominations et oppressions qu’ils subissent.     Or, nous ne faisons que très rarement l’expérience de cette solidarité avec des individus qui ne nous ressemblent pas. Soit par différence économique, sociale ou raciale, nous pouvons nous heurter à des multitudes de sororités sans que celles-ci ne nous apparaissent comme inclusives. La sororité en Guadeloupe est multiple et se différencie spécifiquement par catégories raciales. Cette fragmentation empêche toute mobilisation des corps féminins en Guadeloupe. Il est nécessaire d’établir une sororité à l’image de toutes les guadeloupéennes. 

  L’appel à une sororité guadeloupéenne entend inclure toutes les femmes guadeloupéennes et non pas une seule représentation stéréotypée de « la femme guadeloupéenne ». J’évoque ici, l’image coloniale, le cliché de la guadeloupéenne souriante, le mythe de la doudou : elle a un corps pulpeux, un visage qui appelle à la luxure, elle est chaleureuse et amicale, elle est sanguine et ses accès de colère sont redoutables mais avant toute chose elle est noire.

  L’imaginaire français contemporain a hérité de ces clichés par l’esclavagisme et le colonialisme établis dans les anciennes colonies françaises des Antilles/Guyane. Cette représentation perçoit les guadeloupéen·nes comme seul.es descendant.es direct.es des esclaves, importé.es par la traite négrière transatlantique et qui se sont déclaré.es par la suite indigènes de ces anciennes colonies. La population des anciennes colonies repose sur l’extermination des peuples natifs des îles et sur l’importation des esclaves noir.es. Ces dernier·ières demeurent pris.es au piège entre une identité africaine lointaine et non-ciblée et une identité française autoritaire et vague. De sorte que « la femme guadeloupéenne » ne correspond pas à la définition dite européenne de la féminité. Elle devient cette autre, exilée à des milliers de kilomètres de la France. Ainsi est posée une dualité entre femme noire guadeloupéenne et femme blanche française. La dernière ne reconnaissant pas les dominations et les violences subies par la première comme étant réelles et légitimes. 

  Dans un discours d’unité patriotique et démocratique, la femme noire guadeloupéenne se confond avec la femme blanche française, jusqu’à disparaître des intérêts de la nation. Ses revendications sont minimisées ou encore ignorées car elles se heurtent à celles des femmes « métropolitaines », considérées comme étant la norme. Cette dichotomie noire et blanche homogénéise le terme de guadeloupéenne en rejetant la complexité raciale qui en émane. La guadeloupéenne n’est pas que la descendante d’esclave, elle est avant tout le résultat d’une construction identitaire contemporaine, conséquence certes de la violence de l’esclavage mais également des migrations de populations ethniques différentes et récentes : indiens, africains, syriens, libyens, chinois, etc. La société guadeloupéenne est un melting pot. Toutefois, la violence du colonialisme a été telle, que nous continuons de percevoir les individus au travers de leur catégorie raciale. Il nous faut dépasser ces catégorisations pour entrevoir la définition des guadeloupéennes.  

  Être gaudeloupéen·ne signifie l’attachement que nous dévouons à la terre, aux ancêtres, aux traditions que nous célébrons en partageant une culture commune, fruit de la révolte silencieuse contre l’hégémonie française. La créolité. Il s’agit selon Raphaël Confiant [7] d’« une réalité anthropologique et historique. Une réalité de trois siècles et demi de brassages et de « partages des ancêtres (Jean Bernabé). ».  Au cours de l’histoire de la Guadeloupe, nous avons construit une identité complexe mais une identité propre. Nous devons poursuivre cette unification au travers d’une sororité guadeloupéenne. 

  En d’autres termes, la sororité ne doit pas être l’espace d’un seul pan de la communauté, elle doit être l’espace de toutes les féminités guadeloupéennes, c’est-à-dire répondre d’une intersectionnalité propre à la Guadeloupe : noire, indienne, chabine, blanche créole, syrienne, libyenne, métisse… L’expérience de la domination est différente selon chaque catégorie raciale cependant cette expérience converge vers un seul et même facteur, celui d’être guadeloupéenne. Nous ne pourrons pas nous défendre contre le sexisme ordinaire et les violences sexuelles tant que nous continuerons de percevoir la catégorisation raciale comme une division raciale. Il n’existe pas de référent universel racial et socio-économique mais des référents spécifiques raciaux et socio-économiques que nous devons intégrer dans un discours uni.  

  La mise en place d’une sororité guadeloupéenne doit nous permettre de mieux comprendre les enjeux sociologiques et historiques que représentent les différentes dominations et oppressions dont nous sommes victimes. Cela afin de mieux les combattre.

 

 
L’esclavage pèse encore à cause du silence qui l’entoure.
— François Vergès, l’Outremer une survivance de l’utopie coloniale, dans La fracture coloniale, 2005, page 73
 

 

III. L’approche socio-historique

 

Expérimentée une situation de violence tant physique que sexuelle est un rite de passage, nous transformant de petite-fille asexuée à femme sexuée. Hyper-sexualisation des fillettes, harcèlement sexuelle à l’école ou encore harcèlement de rue sont les premières violences auxquelles les femmes sont confrontées. Dans mon entourage proche, je ne connais personne qui n’ait pas été victime de violences physiques ou/et sexuelles en Guadeloupe. Or, j’ai également expérimenté en France ou encore en Allemagne des situations de violences sexuelles. Alors pourquoi est-ce que je considère les violences physiques et sexuelles subies en Guadeloupe comme spécifiques à l’île ? Cette interrogation rejoint plusieurs points évoqués précédemment dans mon manifeste. La banalisation des violences sexuelles par l’opinion public, la particularité de ces violences en fonction de la catégorie raciale et l’absence dans les débats nationaux des dominations et oppressions vécues par les guadeloupéennes. 

   L’invisibilisation et la banalisation est ce qu’il y a de plus tragique, selon moi. Il m’était quasiment impossible de pouvoir évoquer ce que je subissais sans que personne ne remette en question le ou les facteurs de création de cette violence. Il s’agissait de douter de mes capacités à comprendre ce que la personne que je désignais comme étant mon harceleur ait pu me dire ou ait pu faire. Il s’agissait également de douter de mon propre comportement, qui aurait pu pousser mon harceleur à agir comme il l’a fait. Il s’agissait encore de douter du mot harcèlement pour le transfigurer en termes de compliment mal interprété. Et ce scepticisme est appliqué pour toutes les différentes formes de violences physiques ou/et sexuelles qu’une femme peut expérimenter. Ce qui rend cette situation des victimes d’autant plus troublante et particulière c’est que ces violences sont visibles et ostensibles. Elles sont de notoriétés publiques. Elles sont si manifestes qu’elles deviennent décor de notre quotidien. De sorte qu’au même titre que la couleur du ciel, nous ne remettons jamais en cause ces violences. 

 Le cas « des putries des Guadeloupe » sur lequel repose toute ma réflexion n’est pas anodin. Certes son choix repose sur le fait que j’en ai été victime mais surtout cette affaire représente toute la complexité et le paradoxe qui existe en Guadeloupe autour de la sexualité féminine. Cette affaire a fait polémique en Guadeloupe et en Martinique et a été partiellement relayée en Guyane et à la Réunion. Or, en France métropolitaine cela n’a pas été le cas. Comment expliquer que les anciennes colonies, esclavagistes de surcroît, aient traité du sujet sans que la France n’en témoigne un quelconque intérêt ? Comment expliquer que les femmes vivant dans les départements d’outre-mer soient plus exposées aux violences physiques, morales et sexuelles que dans l’hexagone ? Comment expliquer que les femmes ne soient pas protégées suffisamment contre ces violences ?

  Dans son avis et rapport, Combattre les violences faites aux femmes dans les Outre-mer, le CESE détermine que : « Les violences s’inscrivent dans ce continuum de relations inégalitaires entre les filles et les garçons, nées d’un rapport social de domination. » Il établit également  « La longue histoire de la colonisation française et de la décolonisation avec la pratique de l’esclavage et du bagne, a contribué à façonner les histoires plurielles des Outre-mer marquées par la violence (…) L’insularité et la faible superficie de certains territoires peuvent entraver la libération de la parole des victimes et rendre inopérant l’éloignement de la personne violente ». De plus le contexte socio-économique étant significativement plus pauvre dans les Outre-mer qu’en France, il cloisonne les individus dans une précarité dont les femme sont les premières victimes. Au vu de mes observations et des études parues sur le sujet, l’un des premiers éléments de réponse à mon interrogation est le critère historique. La traite négrière et le colonialisme ont instauré une société dans laquelle votre race détermine votre rang social, économique et juridique. Cette hiérarchisation a emprisonné les individus dans un système d’identification raciale stricte où tout écart était une rébellion à l’encontre de la société coloniale. La fin de l’esclavage en Guadeloupe le 27 mai 1848 et sa transformation en département français en 1946 aurait dû amener un processus de destruction des catégories raciales et permettre la construction d’une société guadeloupéenne égalitaire entre ces citoyens. Or cela n’a pas été le cas. La Guadeloupe, au même titre que les autres anciennes colonies, a été ignorée par les autorités publiques et délaissée au rang de territoire tiers, cette situation reniant de fait le droit à ses citoyens de construire une société nouvelle.   

  L’histoire de la Guadeloupe est d’une telle violence qu’elle imprègne la société actuelle de son traumatisme. Christiane Taubira dans son ouvrage Codes noirs, de l’esclavage à l’abolition [8], décrit la violence intergénérationnelle que subissent les peuples des anciennes colonies : « Les peuples de l’outre-mer français savent que les séquelles de la violence d’État, de l’oppression, de l’humiliation restent longtemps nichées dans l’inconscient qui transporte l’émotivité du corps et les écorchures de l’esprit. Le corps garde ainsi ses habitudes primordiales. Cette propension à trouver le sommeil couché sur le flanc droit, comme dans la cale du négrier. Ce goût, prégnant dans toutes les diasporas noires, pour la morue séchée et desséchée, pour les salaisons et les extrémités museau, queue et pieds de porc, seuls morceaux de viande réservés aux esclaves. L’esprit continue de receler des frayeurs et des aversions immémoriales. ». Dans une société coloniale et esclavagiste où les femmes noires étaient la propriété absolue des maîtres – viol, agressions, marchandisation du ventre des femmes [9],  terreur – où les femmes blanches créoles étaient la propriété relative des maîtres, où, encore, les femmes indiennes étaient perçues par la suite comme du bétail bon marché pour les plantations et des femmes faciles [10]. Comment rompre avec un passé qui a détruit les femmes guadeloupéennes ?  

  Considérées comme un corps sexué et dénué de dignité dans les temps coloniaux, cela a-t-il véritablement changé à l’heure actuelle ?  Nous continuons de subir des injonctions coloniales qui ont rendu le corps des femmes guadeloupéennes – et des femmes des anciennes colonies plus généralement – objet. La survivance de la matrifocalité [11] ou l’hyper sexualisation des femmes racisées et à l’inverse l’hypo sexualisation des femmes blanches en sont des exemples frappants. Les femmes n’ont jamais possédé leur corps et encore moins leur sexualité. Abusées, par les hommes blancs, elles ont été le fantasme de reconquête des hommes racisés, émasculés par la domination des hommes blancs. Phallus pour les deuxièmes, pénis pour les premiers, les rapports de pouvoirs ont immobilisés le corps des femmes. [12] 

  Le colonialisme et l’esclavagisme ont configuré la société guadeloupéenne. Ce qui nous amène à notre deuxième élément, le critère social. Notre société est composée de microsociétés – les familles – dans lesquelles tous les individus participent à l’élaboration d’une réputation et d’une respectabilité qui aura pour effet de garantir la légitimité de la microsociété dans le corps social. Cette notion de respectabilité «est présentée par Wilson comme un ensemble de valeurs et de normes héritées de l’organisation coloniale, qui se retrouve particulièrement dans les comportements des femmes, et qui a pour effet de distinguer les individus selon un ordre et une hiérarchie fondée justement sur leur capacité à reproduire ou non les valeurs de la société coloniale. La moralité, la religion, l’éducation sont a priori les piliers de cette respectabilité. Elle qualifie les classes moyennes et supérieures qui ont à cœur de se distinguer des plus populaires. ». [13] La respectabilité permettait, au sein de la hiérarchisation établie par la société coloniale, aux individus de se séparer des esclaves, les sans-droits et sans-morales. La protection de la respectabilité de la famille est primordiale. Les femmes considérées comme un élément perturbateur, du fait de l’attention portée sur leur corps, seront contrôlées par le cercle familial afin de préserver la respectabilité de la famille. Ce contrôle entraine de fait l’invisibilisation et la banalisation des violences à l’égard des femmes car pour éviter de porter l’attention sur la famille, celle-ci ne protestera pas devant des scènes de violences physiques ou sexuelles de peur de mettre en péril la respectabilité. De sorte que toute attention non demandée par la famille susciterait des questions de la part de la société : Pourquoi cette femme s’est fait agresser ? Nous revenons à la situation troublante et particulière des victimes. La banalisation des violences à l’égard des femmes tend à disculper tout doute sur la réputation de la famille. 

  Nous adoptons ainsi un comportement qui relève d’une part de notre catégorie raciale et d’autre part relève de notre catégorie socio-économique. L’affaire « Les putries de la Guadeloupe » a mis en péril la réputation de plusieurs familles. Une adolescente a été exilée en France pour faire oublier la honte qu’elle a causé à sa famille. Dans mon cas, la respectabilité n’a pas été atteinte. Je disposais d’une « bonne réputation » dans mon cercle familiale, amicale et étudiant qui a été renforcée par le fait d’avoir assumé la réalisation de mes photos intimes. J’ai eu le « privilège » d’être soutenue par mes proches mais également par mon lycée. Les « Je ne la voyais pas comme ça » ont rapidement changé pour « La pauvre, ce n’est pas de sa faute » me permettant de garder une vie sociale. Il existe d’autres exemples où les familles abandonnent les jeunes femmes dites à risques : les adolescentes enceintes ou encore les femmes qui exposent « trop » leur sexualité. Le regard social devient dès lors plus important que les femmes elles-mêmes.  Notre sexualité appartient tout d’abord à votre famille puis elle la cèdera à la future personne nous prenant en « charge », c’est-à-dire votre conjoint ou mari.  Près de 20 ans après la thèse de Stéphanie Mulot sur « l’énigme matrifocal » mettant en avant le contrôle opéré par le regard social sur les femmes guadeloupéennes, la situation n’a pas évoluée.    

   La société guadeloupéenne demeure aux prises avec le colonialisme. Femmes et hommes interagissent entre eux avec violence et frustration. Décolonisons ces rapports. 

 

La société guadeloupéenne demeure aux prises avec le colonialisme. Femmes et hommes interagissent entre eux avec violence et frustration. Décolonisons ces rapports.

 

 
Il est des batailles que l’on ne livre jamais trop tôt et qu’il ne faut surtout pas livrer trop tard. Il est des causes entrelacées dans le temps et dans l’espace. Ainsi en est-il du combat pour la liberté.
— Christiane Taubira, Codes noirs de l'esclavage aux abolitions, 2006, page 44 ter la source
 

IV. L’activisme

 

Le tabou qui entoure la sexualité féminine est tel qu’avant même de pouvoir nous défendre, nos mains, nos pieds sont ligotés et notre bouche bâillonnée. Nous devons nous satisfaire de la situation tout en continuant d’exulter et d’exacerber notre sexualité. Entre complexe et invisibilisation, existe tout un jeu de séduction dont nous devons connaître les règles pour ne pas perdre notre réputation lorsque nous mettrons en action notre sexualité.  Nous endurons toutes le fait d’être femme. Alors nous banalisons, nous oublions, nous nous cachons mais la honte est toujours là. Cela doit changer. 

 A cette fin, le podcast « Fanm doubout » entend militer activement pour la liberté des femmes guadeloupéennes mais également caribéennes, de jouir de leur corps. Un podcast engagé pour combattre les préjugés et la désinformation liés à la sexualité féminine, pour la comprendre, la découvrir et enfin la vivre. Chaque épisode du podcast traitera d’une thématique particulière dont les recherches approfondies répondront à des questions de santé et de questions juridiques tout en les liant aux enjeux sociologiques qu’ils représentent. Pour saisir le paradoxe sexuel établit en Guadeloupe, il est nécessaire d’effectuer une rétrospective historique pour comprendre comment et pourquoi notre sexualité est telle : la mère « potomitan », le mythe du Saint-Phallus, l’importance de la réputation, etc. Le processus de création du podcast, outre le manifeste, met en place un questionnaire en vue d’établir une base de données suffisante et variée pour cibler les premières thématiques. Par la suite et à raison d’une ou à deux fois par mois, sera diffusé un épisode d’une trentaine de minutes dans lequel sera traité un point thématique précis. A titre d’exemple : Le mutisme des familles à l’égard de l’éducation sexuelle, le harcèlement de rue représenté par l’interpellation « chabine » et encore les masculinités toxiques.  L’objectif du podcast est avant tout de débattre des thématiques et remettre en question notre société. « Dans décolonisation, il y a donc exigence d’une remise en question intégrale de la situation coloniale. » [13]. Il est primordial que toutes les femmes puissent s’exprimer à la suite de la diffusion du podcast, critique positive ou négative, commentaire ou désapprobation, la parole doit être libérée. Les femmes doivent décoloniser leur sexualité et non espérer qu’une tierce personne ne le fasse. 

  Le podcast a pour unique vocation d’être un espace représentatif de toutes les femmes guadeloupéennes et par rayonnement les femmes caribéennes.

 

  La création d’un podcast guadeloupéen, féministe et intersectionnel doit être la scène d’une nouvelle ère pour les femmes guadeloupéennes. La lutte contre les violences physiques sexuelles doit libérer toutes les guadeloupéennes des injonctions coloniales et remettre en question la position des hommes guadeloupéens dans la société, pour que nous puissions vivre une société pensée pour nous. 

 

  Ensemble, luttons. 

 

 

Références :

[1] Guadeloupe 1ère, Le scandale des photos sur Facebook enflamme la toile, 27 septembre 2012

[2] Article 226-2-1 du Code pénal

[3] Article 227-23 du Code pénal

[4] Article 24 de la loi du 29 juillet 1981 sur la liberté de la presse (modifié par la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 – art 5)

[5] Il est toutefois nécessaire de nuancer mon propos. Le manifeste s’inscrit dans un contexte Guadeloupéen reprenant des situations de violences à l’égard des femmes expérimentées par des guadeloupéennes. Cependant, il est indéniable que les femmes, et cela sans distinction de leur âge, de leur ethnie, de leur race, de leur statut marital et socio-économique sont victimes de « shaming » par la société dans laquelle elles vivent. Il s’agit d’une violence mondiale.

[6] Source : Dictionnaire Larousse

[7] Raphaël Confiant, La créolité contre l’enfermement identitaire, Dans Associations Multitudes,2005/3 n°22, page 185

[8] Christiane Taubira, Codes Noirs, 2006, page 35

[9] François Vergès, Le ventre des femmes, 2017

[10] Raphaël Confiant, La panse du chacal, 2005

[11] Stéphanie Mulot, La matrifocalité caribéenne n’est pas un mirage créole, dans L’homme, 2013

[12] « Cette distinction entre le colon caractérisé par son pouvoir, son phallus, pour utiliser un terme de la psychologie, et le nègre esclave réduit à la puissance de son corps et de son sexe, son pénis, dépossédé de toute existence en tant que sujet » Stéphanie Mulot, le Mythe du viol fondateur aux Antilles françaises.

[13] Stéphanie Mulot, Redevenir un homme dans un contexte post-esclavagiste et matrifocal, dans Autrepart, 2009/1, page 119

[14] Frantz Fanon, Les damnés de la terre

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