Les esprits, allégories de nos traumatismes

Par Mélissa Marival

 
« Alors, elles remercient Dieu ou Diable de leur avoir donné le conte pour attendrir les heures.  »
— Gisèle Pineau, Mes quatre femmes, page 11
 

Les esprits ? On dit qu’un sorcier, en colère contre les esclavagistes, aurait relâché plusieurs créatures de l’enfer pour les punir mais que la deveine du nègre est si forte que ce fut eux, qui furent hantés. Je me rappelle de ma première rencontre avec un esprit. Je devais avoir cinq ou six ans. Un cauchemar m’avait réveillé et je m’étais réfugiée, comme à mon habitude, dans la chambre de mes frères. Ce soir-là, à peine m’étais-je glissée dans le lit de mon grand-frère, la porte de leur chambre s’ouvre. Je me souviens de l’angoisse puis de la peur que j’ai pu ressentir lorsque j’ai vu ces deux yeux bleu brillant, flottant dans l’air, nous fixer. Je me souviens également de la voix tremblante de mon grand-frère lorsque me dit :

« Cache-toi sous les draps et ne fait pas de bruit. »

J’ai attendu ce qui me parait être un temps interminable. Le lendemain matin, je me suis réveillée encore cachée sous les draps et mon grand-frère n’était plus dans le lit. J’y pense encore, à cette nuit comme à toutes les autres où j’ai pu vivre des expériences avec les êtres de l’au-delà. Après tout, la culture guadeloupéenne est une plateforme vivante pour ces esprits. Nous les contons, racontons leur histoire : soucougnan, Diablesse, Volant, Homme-chien, Manman Dlo, Succube et j’en passe. Les esprits font partis intégrants de ce que nous pouvons désigner comme notre folklore. Nous sommes nés avec eux, grandis avec eux et mourront avec eux. Notre famille se fera conteur de notre vie et nous deviendrons à notre tour esprit.  Mon père m’a expliqué que dans notre monde, il y a des individus capables de voir et de communiquer avec ces esprits. Ce sont les kwafè. De génération en génération, ils se transmettent ce don. Mon arrière-grand-mère était une kwafè, mon père est un kwafè, je suis une kwafè.

Ou du moins, c’est ce que j’ai espéré.

Un sorcier et ses créatures. Je pense très souvent à cette histoire. La culture guadeloupéenne est une plateforme vivante où une histoire ne demeurent jamais la même suivant le conteur. Cependant, ce qui reste est le message : des esprits vengeurs revenus sur la terre des vivants pour châtier ceux qui les ont autrefois fait souffrir. Mais qui sont ces personnes à châtier ? Après tout, et là, je me réfère à ce que nous avons pu entendre toute notre vie de la part de la société française, les maîtres de la Guadeloupe sont morts, les esclavagistes ont changé de « métier » avec l’abolition de l’esclavage et les Guadeloupéens sont devenus des êtres humains à part entière. Alors qui sont ces personnes à châtier ?

Que savons-nous des esprits ? Oui, ce sont des esprits vengeurs mais qui « sont-ils ? ». Mon père m’a raconté que le soucougnan était autrefois un esclave, mort, fouetté contre les épines mortelles de l’arbre fromager, que de colère il se défait de sa peau au bas de cet arbre maudit et se transforme en boule de feu, s’attaquant aux Hommes. Un soir, alors que mon père rentrait à la maison, un soucougnan traversait la nuit noire. Il est resté immobile, silencieux pour ne pas attirer l’attention sur lui, pour ne pas se faire attaquer, pour ne pas sentir son sang s’enfuir de ses veines lorsque le soucougnan lui sucerait la vie de son corps.

 
« Les gens s’imaginent qu’un soucougnan a des allures de monstre. Ils croient à des ailes noires de chauve-souris. Ils croient à des griffes. Ils croient à des dents de vampire. Ils croient pour se faire peur.  »
— Ernest Pépin, Toxic Island, page 85
 

Le soucougnan est l’un des esprits du monde magico-religieux de la Guadeloupe, le plus connu. Ils hantent nos nuits, nous obligent à observer le ciel, à nous cacher lorsque nous confondons une étoile filante à l’un de ces êtres.  Les Guadeloupéens craignent le soucougnan, les hommes craignent la diablesse et les femmes craignent le succube, l’homme-au-bâton. Le succube, le fameux « Homme-au-bâton ». Mon père ne m’a jamais rien dis sur celui-ci, peut-être parce que cet esprit appartiendrait à l’univers exclusif des femmes. Après tout, le succube abuse et viole les femmes la nuit et que ces dernières pour s’en défendre ne peuvent que porter une culotte noire à l’envers. Je crois que c’est esprit-là qui a commencé à susciter chez moi de nombreuses interrogations. En lisant et relisant plusieurs livres qui décrivaient le monde magico-religieux guadeloupéen et antillais, quelque chose a fait « tilt ! ».  Chaque esprit est un esprit vengeur, rancunier et furieux. Et comme je l’ai dit précédemment « Les Guadeloupéens craignent le soucougnan, les hommes craignent la diablesse et les femmes craignent le succube, l’homme-au-bâton. », chaque esprit a des traits spécifiques : mode opératoire et choix des victimes. Lentement, une question a surgi :

« Ces esprits ne représenteraient-ils pas nos souffrances, les violences que nous avons vécues et des non-dits ? »

 Autrement dit, ne seraient-ils des allégories de nos traumatismes ? Pour répondre à cette interrogation, je dois en poser une autre. Qu’est-ce qu’un traumatisme ? « Un traumatisme correspond à toute blessure physique qu’une personne subit, que ce soit voulu ou non, et qui résulte d’un choc, d’un coup, d’une pression… ». [1] Pour Christian Lachal, pédopsychiatre, psychanalyste et psychothérapeute, « La peur produit dans le psychisme une série d’effets, dont le plus marquant est une organisation particulière des traces de mémoires liées à l’expérience traumatique (…) Certains souvenirs sont liés à une expérience traumatique, et ils vont persister au cœur du psychisme et produire des effets psychologiques et physiques. Ce n’est pas le traumatisme initial, avec son corrélat émotionnel, qui agit, c’est le souvenir persistant, sorte de parasite de la vie psychique. ». [2] Ainsi l’expérience vécue a été d’une telle violence qu’elle s’est imprégné en nous, coincé dans notre esprit.

Alors, qu’advient-il des traumatismes non-soignés et/ou non-exprimés ? Ils demeurent présents en nous, modèlent nos vies, nourris nos peurs mais plus encore, ils se transmettent. Il s’agit d’un mécanisme appelé « Mécanisme de déplacement ». Il existe plusieurs expressions qui décrivent vulgairement ce concept et je pense notamment à  « Tel père, tels fils ; Telle mère, telle fille ». Il est connu que plus nous côtoyons des individus plus nous adaptons certaines de leurs mimiques et certaines de leurs habitudes. Mais nous adoptons également, et ce que nous omettons ou méconnaissons, leurs souffrances. La proximité que nous avons avec X affecte notre vie considérablement positivement et négativement. Dans le cas de la souffrance, « Ce mécanisme de déplacement de la souffrance mentale sur l’autre qui est nous est proche, se trouve à l’origine de la transmission psychique transgénérationnelles à travers laquelle la souffrance non pensée à cause d’un traumatisme subi est déplacée dans un autre lieu et dans un autre temps. »[3]

 Pour Florence Calicis,  « Les jeunes enfants sont comme des éponges, ils captent ce qu’il y a comme tensions enkystées, comme souffrances dans l’air, souffrances non dites, liées à des évènements actuels ou passés de l’histoire de leurs parents. ». Selon Edith Thomas, les enfants « deviennent le dépositaire d’une souffrance qui ne lui appartient pas directement, mais dont il révèle la persistance. ». Autrement dit, dès notre plus jeune âge nos parents nous transmettent leur souffrance non-soignée et/ou non-exprimée qui continuent de les hanter. Ainsi,« le traumatisme est alors transféré d’un corps à un autre corps, d’un psychisme à un autre. »[4]

 
« Les peuples de l’outre-mer français savent que les séquelles de la violence d’État, de l’oppression, de l’humiliation restent longtemps nichées dans l’inconscient qui transporte l’émotivité du corps et les écorchures de l’esprit. Le corps garde ainsi ses habitudes primordiales.  »
— Christiane Taubira, Le code noir
 

Le « mécanisme de déplacement » est à l’origine de ce que nous appelons le traumatisme transgénérationnel. « Un traumatisme qui déborde la capacité des contenants d’une personne et du groupe familial et qui ne peut s’exprimer à ce moment-là, est transmis à la génération suivante, c’est-à-dire qu’il est déplacé dans le temps et dans l’espace. » [5] Autrement dit, la non-verbalisation ou non-expression de nos traumatismes conduit à ce que nous les transmettons à ce qui nous sont proches, notre famille moléculaire dans la plupart des cas, et tant que ce traumatisme ne sera pas articulé dans notre réalité il sera, de générations en générations transmis. En lisant ces études et articles, je me suis alors demandée ce que des années de servitude ont pu causer sur le psychisme de ces humains-objets devenus, à la seconde abolition de l’esclavage en 1848 en Guadeloupe, des êtres-humains. Et surtout, je me suis demandée ce que des années de négation de l’expérience traumatique ont pu causer sur leur psychisme. Après tout, il a communément été admis que l’abolition de l’esclavage déclarée, nous devions faire table rase du passé, que nous, descendants, n’étions pas légitime à en parler puisque nous n’avions pas connu l’esclavage, que ça s’est passé il y a tellement d’années que nous devenons ridicule à vouloir tout rapporter à l’esclavage.

 Ainsi, qu’advient-il des traumatismes non-soignés et/ou non-exprimés ? Et je précise, qu’advient-il des traumatismes non-soignés et/ou non-exprimés subis par nos ancêtres esclaves ? 

 La doctoresse et psychiatre Joy Degruy, en se basant sur sa propre expérience de femme afro-américaine ayant grandi aux États-Unis, s’interroge : « Quels sont les effets que notre histoire a sur notre culture et notre âme ? » [6], « Quels sont les impacts de générations d’esclavage et d’oppression ont sur un peuple ? » [7]. Il nécessaire de comprendre que ce qui compte n’est pas le fait que nous ne soyons pas, à l’heure actuelle des esclaves ou le fait que nous n’ayons jamais été des esclaves, ce qui compte est qu’en tant que descendants d’esclaves, nous portons en nous leur héritage. Un héritage fait de souffrance, un héritage de traumatisme. [8] L’abolition de l’esclavage a certes aboli la servitude physique mais a failli à abolir notre servitude mentale. Pour Dr. Joy Degruy, ce que nous vivons est le syndrome d’esclavage post-traumatique (« Post traumatic slave syndrome). Le syndrome d’esclavage post-traumatique est une condition qui existe lorsqu’une population a subi des traumatismes multigénérationnels résultant de siècles d’esclavages et qui continue de subir l’oppression et le racisme institutionnel aujourd’hui. Ajouté à cette condition, la conviction que les avantages de la société dans laquelle cette population vit ne lui sont pas accessibles. [9]

Dans notre contexte Guadeloupéen, d’antillais, ancienne colonie esclavagiste, nous expérimentons tous ce syndrome. Nous sommes ankylosé.es par des siècles de souffrances non-verbalisées, de souffrances si inhumaines que les mots pour les décrire sont inexistants. Nous avons alors construit des sociétés entières sur l’attente que les esclaves pansent leurs plaies grâce au pouvoir des mots « libertés », « citoyens » et par la suite « français ». Pourtant, nous sommes résilients. Pour survivre, nos ancêtres ont développé des moyens de défenses car « ce qui est transmis n’est pas seulement le souvenir de l’évènement traumatique ou le vécu fantasmatique lié au trauma, mais est plutôt constitué par les défenses transpersonnelles mises en œuvre pour se protéger de cet évènement, de ses conséquences ou de sa possible répétition. » [10]

 Pour Ronald Laing, ces défenses sont organisées par la famille pour se défendre d’un ou des traumas et se transmettent de générations en générations « parce qu’elles sont apprises par l’enfant dans sa famille ». [11] Chaque famille dispose de moyens de défense particuliers qui permettront aux générations futures de vivre avec le ou les traumas hérités. Alors qu’en-est-il de nos moyens de défenses ? Comment une société entière a pu se défendre des traumas hérités de l’esclavages ?

 
« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir.  »
— Frantz Fanon, Les damnés de la terre
 

À la maternelle, nous avions des après-midis contes. Assis, par terre, l’œil fixe sur le conteur, nous attendions le signal : « Yé krik ! ». Nous répondions surexcité.es « Yé krak » et l’histoire commençait. J’ai grandi en écoutant les conteurs et les conteuses, en lisant les aventures de compères Lapin et en m’effrayant des histoires d’esprits. Mon père a grandi en écoutant les conteurs et les conteuses, en lisant les aventures de compères lapins et en s’effrayant des histoires d’esprits. Ma grand-mère aussi. Ce sont des générations et des générations qui se sont reliés pour continuer de transmettre ce qui apparait être la transmission de nos moyens de défenses face à nos souffrances.

 L’affirmation semble simple mais part du constat que la littérature au sens large du terme « se trouve investie d’une mission ambitieuse : celle de transmettre les existences humaines, d’en panser les blessures sans pour autant les édulcorer. ». [12] Au cours de cette article, vous avez lu à plusieurs reprises la même question : « Qu’advient-ils de nos traumatismes non-soignés et non-verbalisés ? ». Nous savons désormais que nous les transmettons ainsi que les défenses permettant de vivre avec. Nous savons que la dissociation est un moyen de défense. Nous savons que la narration est un outils de transmission dont les premiers esclaves ont usé pour faire perdurer leur héritage. Malheureusement, nous savons que leur héritage est vite devenu l’héritage de leur trauma.

Pour panser nos plaies nous nous sommes racontés au travers de compère Lapin, du soucougnan, de la diablesse ou encore du succube. Nous avons pu extériorisé nos souffrances,  en les dissociant de nous, en créant des personnages fantasques et fantasmagoriques qui auraient la capacité et la force de porter nos expériences. « Ce faisant, les récits circulent à l’échelle de la communauté, ce qui permet l’expression d’histoires qui dépassent l’individu à proprement parler et sont celles de sa famille et de sa communauté. »[13]

L’utilisation du surnaturelle comme outils thérapeutique est fréquent chez les personnes ayant « vécu des événements traumatiques dans son passé qu’elle essaye d’oublier, il arrive que, malgré elle, elle soit à nouveau hantée par les images traumatiques, que ce soit sous forme d’idées obsédantes, d’angoisses, de cauchemars… On peut dire qu’elle est alors hantée par un revenant puisqu’elle sait que ces angoisses sont liées à un événement qu’elle reconnaît de son passé. Il suffit que la personne soit en contact avec une situation qui, par l’un ou l’autre aspect, lui rappelle la scène traumatique pour que le revenant soit réveillé. Une multitude de choses, même anodines, peuvent déclencher le réveil du revenant (…). [14]

Ainsi, c’est avec délivrance que nous pointons du doigt les esprits. Ils sont les responsables de nos malheurs, de tout ce qui fait que nous sommes tristes, frustrés et violents. Mais ils sont également les responsables de notre guérison, de tout ce qui fait que nous sommes joyeux, rieurs et résilients. [15]

 

Partons de là, que deviendront les esprits lorsque nous nous replaceront dans nos propres histoires ?

 

Références :

[1] https://cusm.ca/trauma/page/quest-ce-quun-traumatisme

[2] Christian Lachal : Le traumatisme et ses représentations, page 9

[3] Anna Maria Nicolo, Eleonora Strinati : Transmission du traumatisme et défense transpersonnelle dans la famille, page 65

[4] Florence Calicis : La transmission transgénérationnelle des traumatismes et de la souffrance non-dite, page 231.

[5] Anna Maria Nicolo, Eleonora Strinati : Transmission du traumatisme et défense transpersonnelle dans la famille, page 7

[6] Dr. Joy Degruy : “What effect has our history had on our culture and our soul?”, Post traumatic slave syndrome, page 95

[7] Dr. Joy Degruy : “What are the impacts of generations of slavery and oppression on a people?”, Post traumatic slave syndrome, page 98 

[8] Dr. Joy Degruy : “What ae the impacts of generations of slavery and oppression on a people?”, Post traumatic slave syndrome, page 101 

[10] Dr. Joy Degruy : “What ae the impacts of generations of slavery and oppression on a people?” Dr. Joy Degruy, Post traumatic slave syndrome, page 105

[11] Anna Maria Nicolo, Eleonora Strinati : Transmission du traumatisme et défense transpersonnelle dans la famille, page 7

[12] Ibem

[13] Paola Ouedraogo : Ces femmes qui (se) racontent : Un dialogue intergénérationnel et filiation(s) dans mes quatre femmes de Gisèle pineau et le clan des femmes d’Hemley Boum, page 1 – À paraitre à l’automne 2021.

[14] Paola Ouedraogo : Ces femmes qui (se) racontent : Un dialogue intergénérationnel et filiation(s) dans mes quatre femmes de Gisèle pineau et le clan des femmes d’Hemley Boum, page 58 – À paraitre à l’automne 2021.

[13] Florence Calicis : La transmission transgénérationnelle des traumatismes et de la souffrance non-dite, page 235.

[14] Ernest Pépin : Toxic Island, page 115 :

« Oui, nous travaillons et notre rôle majeur est de vous donner conscience de la valeur de la vie. Le soir nous dormons, comme vous, mais notre sommeil n’est pas profond car nous sommes les gardiens. (…) Nous gardons non seulement la mémoire des jours anciens mais nous gardons aussi les temps présents (…) Nous équilibrons vos vies et nous vous guidons à travers des labyrinthes insoupçonnés. Nous sauvons souvent. Nous tuons parfois. Nous sommes vos miracles et vos tourments. Il nous arrive de nous promener parmi vous et de vous tenir la main, de vous dicter vos amours, de brûler vos passions et de fabriquer avec vous un destin. Tu crois que tu as choisi ce que tu es ? Je te suis depuis ta naissance parce que, d’une certaine manière, je t’ai mis au monde. ».

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